De Philippe Claudel, édition Stock 2007, roman
Résumé :
Je m'appelle Brodeck et je n'y suis pour rien. Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache. Moi ne n'ai rien fait, et lorsque j'ai su ce qui venait de se passer, j'aurais aimé ne jamais en parler, ligoter ma mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens de façon à ce qu'elle demeure tranquille comme une fouine dans une nasse de fer. Mais les autres m'ont forcé: "Toi, tu sais écrire, m'ont-ils dit, tu as fait des études". J'ai répondu que c'étaient de toutes petites études, des études même pas terminées d'ailleurs, et qui ne m'ont pas laissé un grand souvenir. Ils n'ont rien voulu savoir: "Tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses. Ça suffira. Nous on ne sait pas faire cela. On s'embrouillerait, mais toi, tu diras, et alors ils te croiront".
Mon avis :
Connaissez vous l'expérience de Milgram?
Au sortir de la seconde guerre mondiale, plusieurs scientifiques se sont posé la question du "pourquoi" et "comment" un individu qui dit simplement obéir aux ordres, peut aller jusqu'à torturer une personne. Entre 1960 et 1963, le psychologue américain Stanley Milgram a évalué le degré d'obéissance d'un individu devant une autorité qu'il jugeait légitime, et il analysa le processus de soumission. Et le problème de conscience?
Malgré la controverse, les tests montraient des résultats troublants....
Ce livre aurait pu être un témoignage d'un rescapé de la seconde guerre Mondiale. Ce livre est un témoignage, imaginé, mais assez réaliste pour se dire que cela aurait bien pu se passer.
Le génie de Claudel, c'est de ne pas nommer : ni la seconde guerre, ni le pays où il se trouve, ni même le mot Shoah ou Juif. Permettant de tisser large dans les esprits, on se détache alors de la guerre et on s'intéresse plus particulièrement à l'histoire d'une vie, d'un village. Les répercussions des souffrances engendrées par la guerre sont aussi terribles que la guerre elle même.
L'auteur ne travail pas de façon linéaire, et au début de la lecture, les mises en abime ou les flash back étaient difficiles à dresser sur une frise chronologique. Mais plus on entre dans le récit, et mieux on comprend la raison de la confection de grand puzzle : une réalité aussi lourde et pesante est difficile à relater en une traite, l'esprit fait des détours pour mieux appréhender les choses. J'ai même eu l'impression à divers moments que le fait de "recoller" les morceaux éparses de sa vie était un moyen de se donner ou de se redonner une identité : un travail à la fois psychologique, mais également un devoir de mémoire . Car tout au long du livre, on ne saura pas le prénom de Brodeck. Il est Brodeck, de cela il est sûr.
Notre rapport à l'autre est malmené : Sartre disait que "l'enfer, c'est les autres". Mais l'autre est également un reflet de moi même. dualité importante entre la peur d'être mauvais et de se voir mauvais. La nuance est fine, certes, mais prégnante dans ce livre. Un village se dresse contre un "étranger" donc un autre que soit qui perturbe et dérange. L'Anderer, l'autre, aura un rôle de révélateur de personnalité enfouie de chaque villageois. Ces derniers, ne supportant pas ce qu'il voit de l'image miroir rendu par l'étranger feront éclore l'incompréhension, le racisme.
Mais peut on être juge et bourreau? Brodeck, doit rédiger son rapport au maire du village. Pourquoi lui et pas un autre? Les raisons apportées par l'auteur sont multiples, et nous pouvons prendre en considération l'une ou l'autre, ou toutes en même temps. Brodeck travaille seul à la rédaction, mais en parallèle, sa mémoire ressasse, et sa vie défile, des moments de joie au moments les plus atroces.
Les témoignages des camps de concentration sont nombreux, celui ci, même s'il ne s'agit pas d'une vraie histoire, dresse tout de même l'horreur de l'humanité envers son prochain. Bien des penseurs et des innocents survivants de ces camps ont écrit et parlé avec cœur de ces abominations. Je n'évoquerais donc pas ce qui se trouve dans le livre.
Les personnages sont exposés avec précision et minutie. On ne connaît pas le passé de tous, mais quelques lignes suffisent pour savoir qui on a en face de soi. La nature, très présente tout au long du livre, est également personnifiée. Se noue avec elle des moments doux et pénibles.
L'écriture est soignée, poétique, mais aussi mélancolique et tragique : l'inhumanité est dépeinte avec force et réalisme : la lâcheté, les crimes sous couvert de la masse et du nombre. Il n'y a ni empressements, ni rapidité, l'auteur ne bâcle ni les détails, ni les faits plus importants : le ton est égal et réfléchi.
Un mot sur la couverture : un visage quelconque, et en même temps un visage marqué, le regard fixe et déterminé. Mais intrigante, à l'image de son contenu.
En bref :
Un roman attachant car on le vit telle une confidence et une recherche de vérité. A lire absolument!
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